LES CARNETS DE GUERRE DE LOUIS BARTHAS, TONNELIER, 1914-1918.
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Deux fantassins de la Grande Guerre : Louis Barthas et Dominik RichertDans son remarquable ouvrage, Témoins, Jean Norton Cru attirait l’attention sur l’existence d’innombrables carnets de soldats de 1914-1918, non intellectuels, non professionnels de l’écriture[1]. Depuis, beaucoup ont été perdus ou détruits, certains ont pu être sauvés de la décharge publique, quelques-uns ont été édités. Le numéro de Livres Hebdo du 16 octobre 1998 ouvre son dossier spécial sur la Grande Guerre par cette phrase : « C’est une guerre racontée à la première personne, celle des anonymes, qui ressort de cette bibliographie des nouveautés… » et poursuit : « Dans l’esprit des Carnets de guerre de Louis Barthas, tonnelier, parus en 1978 et réédités en poche en 1997, les éditeurs ont traqué les destins individuels… ». L’examen de la liste d’ouvrages présentés dans le dossier et quelques visites en librairie le confirment. Parmi ces livres, figure le nouveau tirage de la traduction française de Beste Gelegenheit zum Sterben. Meine Erlebnisse im Kriege, 1914-1918, de Dominik Richert, sous le titre : Cahiers d’un survivant. Un soldat dans l’Europe en guerre, 1914-1918. En lisant le premier tirage en français du livre de Richert, je m’étais souvent demandé, devant certains passages, si je ne me trouvais pas en train de relire Barthas. J’avais eu l’intention de me livrer systématiquement à une étude comparative. L’invitation de Jules Maurin à participer à ce colloque de Montpellier me fournit l’occasion de réaliser ce travail, et je l’en remercie en rappelant, en outre, comme il a su utiliser lui-même avec bonheur des carnets inédits de combattants « anonymes » parmi les sources variées de sa grande thèse[2]. Comparer l’expérience d’un Languedocien dans l’armée française et celle d’un Alsacien dans l’armée allemande pose évidemment le problème particulier de l’Alsacien, problème qui devra être examiné dans une partie de mon exposé, venant après une présentation des deux hommes. Une troisième partie évoquera ensuite leur vie sur le front et leurs souffrances communes. La dernière abordera leur réflexion sur la guerre. [1] Témoins. Essai d’analyse et de critique des souvenirs de combattants édités en français de 1915 à 1928, Paris, Les Etincelles, 1929, 728 pages, longtemps introuvable, heureusement réédité par Jean-Charles Jauffret aux Presses Universitaires de Nancy, 1993. Je n’ignore pas que l’édition et la réédition de cet ouvrage ont été très attaquées. L’ayant lu attentivement de la première à la dernière ligne, ayant vérifié nombre de ses remarques, je tiens à dire qu’il s’agit d’un livre indispensable, riche et plein de nuances, qu’on ne peut enfermer dans quelques étiquettes trop étroites. Voir la transcription des débats du colloque Traces de 14-18, dans les actes édités par Sylvie Caucanas et Rémy Cazals, Carcassonne, Les Audois, 1997, p. 56-58. [2] Jules Maurin, Armée – Guerre – Société – Soldats languedociens (1889-1919), Paris, Publications de la Sorbonne, 1982, 750 pages.
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Deux hommes, deux soldats, deux livresDeux paysans formés à l’école primaire Nos deux combattants étaient de milieu modeste. Dominique Richert appartenait à une famille de petits agriculteurs, trouvant des compléments de ressources dans les travaux de la forêt, à Saint-Ulrich dans le Sundgau. Louis Barthas était artisan tonnelier à Peyriac-Minervois, propriétaire de quelques vignes, situation typique de pluriactivité dans les campagnes de la France méridionale. Elèves de l’école primaire, ils y avaient obtenu, tous deux, de bons résultats. Plus tard, ils seront capables d’écrire des textes qui tiennent le lecteur en haleine. L’école a aussi contribué à leur ouverture d’esprit, à leur curiosité pour tout ce qui les entourait, à leur capacité de réflexion. Pendant la guerre, le Languedocien découvrit et décrivit climat, cultures, paysages, coutumes du Nord et du Nord-Est. Entre deux trains de permissionnaires, il visita Paris. L’Alsacien visita Berlin ; il découvrit la mer, les moulins à vent de Belgique, la plaine hongroise, la Ruhr et même la Lorraine. Au début de la guerre, Louis Barthas fut ravi de voir les prisonniers allemands qu’il gardait dans un wagon s’extasier devant le spectacle du « soleil semblant jaillir du sein des flots » de la Méditerranée, sa Méditerranée (p. 24). Partout, quand il en trouvait la possibilité, il visitait villes et monuments, se remémorant des souvenirs scolaires. C’est particulièrement le cas des lieux de bataille célèbres : Crécy, les Champs catalauniques et surtout Valmy. « Je m’arrêtai sur une éminence, écrit-il, d’où peut-être Goethe et le duc de Brunswick avaient observé les phases de l’action, simple escarmouche en regard des titanesques batailles de l’Yser, Verdun ou de la Somme. La campagne couverte d’un manteau de neige était silencieuse, les routes presque désertes, à peine dans le lointain, espacés, quelques coups de canon » (p. 424). Et Richert : « Je me trouvais sur le champ de bataille de Mars-la-Tour à l’endroit où avait eu lieu une terrible bataille entre cuirassiers français et uhlans en 1870. Sur l’un des côtés de l’important monument il y avait, sculptée dans la pierre, la scène du choc entre les cavaliers allemands et français. De l’autre côté, il y avait également une sculpture des fantassins français qui se trouvaient en lignes. Sur les deux autres côtés, il y avait, en lettres d’or, des inscriptions françaises que je ne pouvais lire » (p. 255). Sans doute Louis Barthas avait-il, en 1914, accumulé davantage de lectures d’autodidacte et de militant politique, et avait-il acquis et intériorisé une culture historique et littéraire au-dessus de la moyenne des gens de son milieu[1]. Une semblable culture ne se discerne pas dans les pages de Richert. Cette différence entre les deux hommes tient en partie à leur âge. Barthas, né en 1879, avait 35 ans en 1914 ; il était marié et père de deux enfants. Richert, né en 1893, avait 21 ans et était célibataire. Tous deux appartenaient à la tradition catholique, mais ne manifestaient pas d’excès de zèle. Louis Barthas s’était engagé dans le syndicalisme et le parti socialiste. Dominique Richert n’avait aucun engagement politique. On peut toutefois remarquer que, au contact des problèmes du monde russe en 1917, il note sa sympathie pour les bolcheviks parce qu’il les voit défendre les petits contre les exploiteurs. Il comprend que l’expression « libérer l’Esthonie des hordes bolcheviques » signifie rétablir le pouvoir des nobles et des grands propriétaires (p. 200). Témoins. Essai d’analyse et de critique des souvenirs de combattants édités en français de 1915 à 1928, Paris, Les Etincelles, 1929, 728 pages, longtemps introuvable, heureusement réédité par Jean-Charles Jauffret aux Presses Universitaires de Nancy, 1993. Je n’ignore pas que l’édition et la réédition de cet ouvrage ont été très attaquées. L’ayant lu attentivement de la première à la dernière ligne, ayant vérifié nombre de ses remarques, je tiens à dire qu’il s’agit d’un livre indispensable, riche et plein de nuances, qu’on ne peut enfermer dans quelques étiquettes trop étroites. Voir la transcription des débats du colloque Traces de 14-18, dans les actes édités par Sylvie Caucanas et Rémy Cazals, Carcassonne, Les Audois, 1997, p. 56-58. [1] Jules Maurin, Armée – Guerre – Société – Soldats languedociens (1889-1919), Paris, Publications de la Sorbonne, 1982, 750 pages
[1] J’ai développé cette question dans « La
culture de Louis Barthas tonnelier », dans Pratiques et cultures
politiques dans la France contemporaine. Hommage à Raymond Huard,
Montpellier, Université Paul Valéry, 1995, p. 425-435. Voir par exemple le témoignage d’André Aribaud, Un jeune artilleur de 75, Carcassonne, FAOL, collection « La Mémoire de 14-18 en Languedoc », 1984, p. 37. Il s’agit de la bataille de l’Aisne fin mai 1918 : « C’était pour moi la première fois que je pointais à vue sur l’ennemi. […] Par la suite, et jusqu’à la fin de la guerre, je n’ai jamais plus eu l’occasion d’opérer ainsi. » village de Vermelles se trouvait juste derrière les positions françaises... » (p. 56). Le jour de Noël 1914, Louis Barthas est en alerte dans les tranchées de deuxième ligne en avant de Vermelles ; Dominique Richert est au repos à Vendin-le-Vieil, à quelques kilomètres. Le 112e du pays de Bade effectue alors une marche vers le sud, vers Lorette. Richert traverse les villages de Souchez et Ablain-Saint-Nazaire (orthographié Saint-Nazareth) et creuse des tranchées au pied des « ruines bombardées de Notre Dame de Lorette » (p. 58). Barthas n’occupera ce secteur que plus tard, à partir de juin 1915. En janvier, le régiment de Richert remonte vers le nord afin de participer à l’attaque sur Béthune (25 janvier) que Barthas mentionne aussi. « Chaque fois que les sujets du Kaiser débouchaient sur la route de Lille à Béthune, pris de flanc, ils étaient littéralement fauchés ; ce fut un massacre, un carnage » (Barthas, p. 88). « C’était une vision horrible ; les morts, les blessés gisaient partout » (Richert, p.60). Quant à la pluie, au froid, à la neige et aux conditions de vie dans les tranchées, la similitude de situation sera évoquée plus loin. Plus de quarante mois de front pour chacun des deux soldats. Qui peut mettre en doute la solidité de leur expérience ? Qui peut contester qu’il s’agisse littéralement de survivants ? Les deux hommes en avaient conscience. Les éditeurs français de Richert ont repris le mot dans le titre du livre.
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Deux écrivains sans le savoir Louis Barthas est décédé en 1952 ; son livre a paru en 1978. Dominique Richert est décédé en 1977 ; son livre a paru en 1989. Ils n’ont donc jamais su que leur manuscrit deviendrait un livre. Leur talent faisait d’eux des écrivains véritables, mais ils n’ont pas cherché à publier leur texte et ils n’ont rien écrit d’autre au cours de leur vie. Les manuscrits se présentent sous la forme de 8 cahiers sans illustrations pour Richert, de 19 cahiers d’écolier pour Barthas, faisant 1732 pages sur lesquelles étaient collées plus de 300 images. Les conditions de la découverte pour l’édition combinent hasard et recherche. Lors de la réalisation d’une exposition sur la guerre de 1914-1918 à Carcassonne, un ancien élève d’un lycée de la ville me signala que son professeur d’histoire avait lu en classe des passages d’un manuscrit intéressant. J’en découvris le propriétaire, Georges Barthas, professeur de dessin dans ce même lycée. Chaque année, à l’époque où elle traitait de la Grande Guerre, il confiait les cahiers de son grand-père Louis à sa collègue en histoire qui en lisait des extraits aux élèves. Sans hésitation, Georges Barthas mit les cahiers à ma disposition, d’abord pour l’exposition et l’édition de morceaux choisis[1], enfin pour la publication intégrale par François Maspero (plus tard reprise par La Découverte, jusqu’à l’édition de poche de 1997). Le manuscrit en allemand de Richert fut dactylographié par un étudiant ami de la famille qui, par l’intermédiaire d’Heinrich Böll, le déposa aux Archives militaires fédérales de Fribourg-en-Brisgau. Bernd Ulrich et Angelika Tramitz le firent éditer à Munich en 1989. La maison d’édition La Nuée bleue à Strasbourg en a publié la traduction française en 1994. Devant de tels textes, comme devant toute source, il faut appliquer les règles de la critique et se demander d’abord dans quelles conditions s’était effectuée la rédaction. Certes, les cahiers tombés entre les mains des historiens, aussi bien du côté allemand que du côté français, furent remplis après la guerre. Mais la critique exige un peu plus de finesse que la seule mention de la date de dernière rédaction. Dans le cas de Louis Barthas, il rédigea son témoignage dès son arrivée sur le front. Peut-être avait-il commencé avant, mais le caractère systématique apparaît à partir de novembre 1914. Désormais, dates, lieux, détails, dialogues, noms sont d’une précision extraordinaire. Ce qu’il écrivait sur le front ne se limitait pas à de brèves notes. Une grande partie de la rédaction a été faite sur le moment (personne n’aurait le ridicule d’exiger que cela ait été sous le bombardement ou au cours de l’attaque, cela pouvait être quelques heures ou quelques jours plus tard, dès que les circonstances le permettaient). On en a des preuves dans le livre lorsque ses camarades insistent pour qu’il n’oublie rien (« toi qui écris la vie que nous menons », p. 130), lorsqu’un lieutenant lui donne une information (« sachant que j’écrivais l’histoire de notre tragique épopée », p. 416), etc. On sait parfois où il était assis pour écrire tel passage (p. 478 par exemple). Autres preuves encore : les jugements portés par le caporal Barthas sur les officiers varient, au fur et à mesure du récit, selon que leur action du moment est critiquable ou digne d’éloges. Les carnets originaux (que les fils du tonnelier ont vus) ont été recopiés après la guerre, en soignant l’écriture et la présentation, en illustrant le texte de cartes postales achetées sur place, de quelques photos trouvées dans les tranchées allemandes et autres documents. Des phrases ont été ajoutées, mais elles sont immédiatement repérables et ne peuvent induire en erreur (allusions à Verdun sous les bombardements de Lorette, au monument aux morts de Peyriac, à un camarade décédé depuis, etc.). Ni dans le
texte de Dominique Richert, ni dans les souvenirs de ses enfants, on ne
trouve mention de carnets rédigés pendant la guerre. D’autre part, son
talent de narrateur était connu de tout le village, et il avait une grande
capacité de mémorisation[1].
« Rares sont les mots ajoutés ou barrés, les hésitations ou les reprises :
Dominique Richert savait par cœur ce qu’il avait à écrire », nous dit
Angelika Tramitz dans sa préface. « On a peine à croire qu’il ait pu rédiger
un tel texte sans l’aide d’un carnet rédigé au jour le jour pendant les
quatre années du conflit », écrit Stéphane Audoin-Rouzeau dans son compte
rendu du livre. J’avais tendance à partager cette impression, mais Gerd
Krumeich, lors de ce même colloque de Montpellier, a nettement assuré que le
texte de Richert avait été écrit d’un seul jet au lendemain de la guerre,
sans notes préalables. Cela expliquerait que les dates qu’il fournit, tout
en ayant été vérifiées exactes, soient cependant moins précises que celles
données par Barthas. [1] Pour la Deuxième Guerre mondiale, Gustave Folcher aussi était réputé dans son village d’Aigues-Vives (Gard), pour sa mémoire et ses talents de conteur. Il avait cependant rédigé, pendant la guerre et la captivité, de quoi faire ensuite un livre de plus de 250 pages. Voir Les carnets de guerre de Gustave Folcher, paysan languedocien, 1939-1945, Paris, Maspero, 1981, 288 pages. [2] Les renseignements sur les auteurs viennent de leur texte et, pour Barthas, de mon enquête personnelle. Pour Richert, j’ai utilisé également la préface d’Angelika Tramitz et les comptes rendus élogieux de Fritz Taubert, dans Le Mouvement social, n° 158, 1992, p. 151-153, et de S. Audoin-Rouzeau dans Guerres mondiales et conflits contemporains, n° 179, 1995, p. 199-200. Ce dernier écrit cependant (dans son livre A travers leurs journaux. 14-18. Les combattants des tranchées, Paris, Armand Colin, 1986) à propos de Barthas : « Par son antimilitarisme, l’ouvrage est significatif : l’auteur pousse au paroxysme la déformation du souvenir ». Je vais essayer de montrer que l’antimilitarisme de Richert est au moins aussi fort que celui de Barthas et qu’aucun des deux n’a déformé ses souvenirs de manière sensible. [1] Par la FAOL, Fédération audoise des œuvres laïques, en 1977. C’est le point de départ de la collection « La Mémoire de 14-18 en Languedoc » et autres publications, jusqu’aux actes du colloque Traces de 14-18.
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L’Alsacien et le Languedocien
En apparence, un Alsacien et un Languedocien, cela fait deux Français. Les choses étaient cependant un peu plus complexes.
La question des langues La langue maternelle de Richert était le « dialecte », celle de Barthas, le « patois ». Pendant la guerre, Barthas pourra parler en cette langue avec ses camarades de « l’escouade minervoise » et plus largement avec les autres soldats languedociens. Ce sera plus difficile pour Richert, dans des unités formées en majorité de soldats parlant l’allemand, mais cela lui arrivera de temps à autre avec des Alsaciens. Toutefois, leurs manuscrits sont rédigés en français pour l’un, en allemand pour l’autre, et ils ne transcrivent que de rares expressions dans la langue maternelle[1]. C’est que, à l’école, tous deux avaient appris à écrire la langue nationale, et non la langue régionale. Quant aux langues étrangères, le tonnelier de Peyriac ne connaissait pas dix mots d’allemand, ce qui ne peut nous étonner. Et le paysan alsacien écrit : « je connaissais à peine deux mots de français » (p. 259)[2]. La situation de celui-ci n’est certainement pas généralisable. D’autres Alsaciens savaient le français. Pas Dominik Richert. [1] Il est curieux de voir les expressions occitanes conservées apparaître au milieu de la traduction en néerlandais, De Oorlogsdagboeken van Louis Barthas tonnenmaker, Amsterdam, Bas Lubberhuizen, 1998, p. 91 (« Bai té fa rasa »), p. 188 (« Béni mé querré »). Les puristes auront remarqué la graphie phonétique. Personne n’avait appris à cette génération à écrire en occitan. [2] C’est par précaution que je vais jusqu’à dix mots d’allemand pour Barthas. En fait, je ne les ai pas comptés. Il y a bien sûr Kaiser et Kronprinz, ce dernier mot étant aussi le surnom d’un officier français mesquin et ridicule.
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Dominik Richert est un soldat allemand Son texte ayant été rédigé dans la période où l’Alsace était redevenue française, il aurait pu avoir tendance à se dire français ou francophile dès 1914. Or, il n’en est rien. Il ignorait complètement la France. « Je vis mes premiers Français », remarque-t-il le 7 août, et ce sont des ennemis (p. 14). A plusieurs reprises, il parle de l’occupation de son village par les Français (p. 41, 131, 185), ce qui lui interdit d’aller en permission dans sa famille. En date du 23 juillet 1918, revenu sur le front occidental, face aux Français, il écrit dans la même page : « c’est là que se trouvaient les positions ennemies » ; « impossible de voir où se trouvait réellement l’adversaire » ; « on entendait des tirs d’artillerie dans la forêt, derrière les lignes ennemies » (p. 259). Les mots « ennemi », « adversaire » sont employés sans équivoque. Ses camarades sont les autres soldats allemands, de Westphalie, Hambourg, Berlin, Prusse Orientale. Sur le front de l’est, en juin 1915, sa solide équipe d’amis est formée d’un Alsacien (lui-même), d’un garçon du pays de Bade et de deux de Prusse Orientale. Plus largement, s’il critique certaines attitudes de violence et de pillage, comme Barthas le fait de son côté, les camarades du petit groupe sont présentés de façon sympathique. « Je leur recommandai une fois encore de se soutenir fidèlement et de ne jamais s’abandonner les uns les autres. Si, d’aventure, l’un d’entre nous était gravement blessé, nous laisserions la mitrailleuse et toute la camelote pour porter le blessé vers l’arrière, parce que des mitrailleuses, il y en avait assez. Tous furent immédiatement d’accord avec cette proposition » (p. 217). Lorsqu’il se décide à déserter, en juillet 1918, on peut dire que cela lui est plus facile parce qu’il est alsacien et qu’il tente le coup avec deux autres Alsaciens qui savent parler français. Mais, s’il déserte, il le dit clairement, c’est pour sauver sa peau, et non parce qu’il a choisi la France. « J’étais triste de quitter ainsi mes hommes et tous mes camarades sans pouvoir leur faire mes adieux », note-t-il (p. 261). Lorsqu’un général français lui demande des renseignements sur les positions allemandes, il ne les donne pas : « J’avais déserté pour sauver ma vie et pas pour trahir mes anciens camarades » (p. 270). Nous trouvons là un aspect bien connu, le sens du devoir envers le petit groupe de camarades, présent aussi chez le Languedocien Louis Barthas. Le seul moment où une équivoque peut apparaître, c’est, en janvier 1917, lorsque la division dans laquelle sert Dominik Richert est envoyée du front de l’est vers celui de l’ouest, à l’exclusion des Alsaciens-Lorrains qui seront affectés à d’autres régiments. Cela provoque des manifestations et des cris de « Vive la France ». Mais Richert explique aussitôt la raison : les Alsaciens voulaient montrer leur mécontentement d’être considérés comme « des soldats de deuxième catégorie » (p. 156). Il pèse aussi deux arguments bien concrets, sans aucun lien avec une appartenance ou une préférence nationale, des arguments caractéristiques de sa propre « culture de guerre » : sur le front occidental, il serait plus facile de déserter ; sur le front oriental, on risque beaucoup moins de se faire tuer. Au fond, crier « Vive la France », pour lui, c’était un peu comme chanter l’Internationale pour certains soldats français qui n’étaient pas socialistes (Barthas, p. 472). On pourrait ajouter qu’il y avait aussi, au sein de l’armée française, des incompréhensions et des affrontements entre soldats du Midi et soldats de régions situées plus au nord, descendants des Wisigoths et descendants des Francs, comme dit Barthas avec humour (p. 342). Le pays, c’est le village A côté de la camaraderie du petit groupe, ce qui compte aussi, pour Richert comme pour Barthas, c’est le rapport au village. C’est la seule patrie. Et le seul espoir, c’est la paix et le retour. « On était indifférents à tout ce qui ne touchait pas aux permissions et à la paix. Du reste, la masse des soldats s’en fichait » (Barthas, p. 491). Peu de temps après être arrivé sur le front, Barthas a la chance d’être « affecté à la 13e escouade, composée uniquement d’habitants de Peyriac ou des alentours, c’était l’escouade minervoise » (p. 55). Dans les tranchées et en arrière des lignes, la sociabilité villageoise persiste. Les nouvelles circulent, on commente les lettres reçues par chacun. Barthas décrit des repas de Peyriacois, de mauvaises plaisanteries de Peyriacois étouffées par d’autres Peyriacois… Un jour (p. 151), après qu’un obus ait éclaté dans la tranchée, faisant morts et blessés, le caporal est éclaboussé du sang de ses amis qu’il a soignés. Arrive le ravitailleur, chargé des vivres qu’il était allé chercher à la roulante. Il aperçoit Barthas, son voisin au village, et s’exclame aussitôt : « Il est arrivé un malheur ? » Comme lorsqu’il y avait un décès à Peyriac[1]. Dominique Richert, on l’a dit, n’a pas eu la chance d’être entouré de camarades de son « pays ». Mais il en rencontrait quelquefois : « J’observai son visage éclairé par la lune et reconnus en effet le Schorr Xavier de Fulleren, village voisin du mien. « T’es pas le Schorr Xavier de Fulleren ? » lui demandai-je en alsacien. Il en tomba pratiquement à la renverse. […] Une fois le repas terminé, on s’allongea sur la paille pour parler du pays. Je venais de recevoir une lettre de chez moi, me disant que les habitants de Fulleren avaient pu rester chez eux, malgré la proximité du front. Schorr fut très heureux de l’apprendre, car il était sans nouvelles depuis belle lurette » (p. 121). S’il avait eu la possibilité de venir en permission dans son village, il aurait pu noter, comme Barthas : « Un soir, en arrivant de l’exercice, j’appris que je devais partir en permission dans la nuit. Cette nouvelle pourtant attendue me bouleversa et je devins tout pâle, je ne pus avaler une bouchée de souper et me préparai fébrilement à mon départ. Enfin j’allais revoir les miens, mon foyer, mon village… » (p. 226). Le 11 novembre 1918, Richert, qui a déserté en juillet et se trouve dans une ferme près de Saint-Etienne, écrit : « Nous étions tous heureux que les Français aient gagné la guerre, parce que, si ça avait été les Allemands, l’Alsace serait restée allemande et nous, en tant que déserteurs, n’aurions plus jamais pu rentrer à la maison » (p. 281). A la maison… Un passage de Barthas lui fait comme un écho : on est encore en 1914, à Mont-Louis où il garde des prisonniers, parmi lesquels une dizaine d’Alsaciens et Lorrains ; un général en tournée d’inspection leur propose de s’engager dans l’armée française ; ils refusent, « protestant que, la guerre finie, ils ne pourraient plus entrer dans leur pays » (p. 29). Le point commun entre les deux situations, c’est bien le souci de rentrer dans son pays, son village. Notons aussi, en anticipant sur la dernière partie de cette communication, le « consentement » de ces prisonniers à rester à l’écart du combat, dont ils n’ont pourtant connu que les premières semaines. Richert et Barthas, eux, ont longuement souffert sur le front. [1] J’ai été heureux de remarquer que, au cours de ce même colloque, Snezhana Dimitrova a dit des choses semblables à propos des paysans bulgares.
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La vie au front et les souffrances des combattantsLa vie Les conditions matérielles de la vie dans les tranchées sont bien connues. Les descriptions de Barthas et de Richert ne bouleversent pas ce que nous en savons. Ce qui est le plus intéressant, ici, c’est de montrer comment les phrases des soldats des deux armées ennemies pourraient être interchangeables. A propos de la pluie, de la boue, du froid… « On resta environ quinze jours dans ces tranchées sans être relevés. Comme il pleuvait souvent, elles furent remplies de boue et de saleté, à tel point que l’on restait souvent collé au sol. Nulle part un petit endroit sec, où l’on aurait pu s’allonger ou s’asseoir ! Quant à nos pieds, on n’arrivait jamais à les réchauffer. » « Ce qu’il y avait de curieux et de terrible, c’est que sous une mince couche d’eau ou de boue liquide il y avait une épaisse couche de boue épaisse qui se serrait comme du ciment nous enserrant jambes et pieds comme dans un étau ». Le premier passage est de Richert (p. 50) ; le second, de Barthas (p. 211). Les poux ? « Nous en portions des milliers sur nous, écrit Barthas, ils avaient élu domicile dans le moindre pli, le long des coutures, dans les revers de nos habits. Il y en avait de blancs, de noirs, de gris avec une croix sur le dos comme des croisés, des minuscules et d’autres gros comme des grains de blé, et toute cette engeance croissait et se multipliait au détriment de notre épiderme » (p. 209). Et Richert : « La morsure des poux me tourmentait terriblement. J’enlevai ma chemise et me mis en chasse : je pus en attraper et en tuer un très grand nombre. Il y en avait de deux sortes : d’assez gros, et de minuscules, pas plus gros qu’un tout petit point rouge – c’étaient les plus coriaces » (p. 90). Il faudrait encore illustrer le thème de la soif et de la faim, celle-ci plus fréquente dans l’armée allemande… La nécessité de creuser tranchées, boyaux, abris, selon un plan d’ensemble ordonné par les chefs ou par simple souci de survie quand, à l’issue d’une attaque avortée, chacun se trouve affalé dans un trou individuel : « On commença alors à creuser un petit boyau de communication, agenouillés tous les deux. Au bout d’une heure, nous nous étions rejoints » (Richert, p. 88). « Sur mon
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sac j’avais une pelle-bêche, Thomas avait une pioche ; avec ces deux outils, nous réussîmes, aplatis et après de longs et multiples efforts, à faire une petite levée de terre protectrice, nos voisins de trous en firent autant, nous parvînmes à nous rejoindre et à creuser une petite tranchée d’où nous pûmes enfin narguer les mitrailleurs du Kaiser » (Barthas, p. 72). Au « repos », des deux côtés, les soldats doivent faire l’exercice et, des deux côtés, trouvent cette situation stupide : « Au lieu de pleinement se reposer, on dut s’exercer à un tas de bêtises : apprendre à se présenter, pas de l’oie, bref, la même rengaine que dans une cour de caserne ». S’il est question de « pas de l’oie », c’est qu’il faut attribuer cette citation à Richert (p. 114), mais il y a l’équivalent chez Barthas. L’expression « bêtes de somme » revient dans les deux livres pour désigner les soldats. De même que des remarques de ce type : « Il est évident que si la guerre a provoqué d’aiguës souffrances physiques comme le froid, la faim, la soif, l’insomnie, elle a par contraste fait apprécier à un degré aussi aigu l’apaisement de ces souffrances » (Barthas, p. 52) ; « Quel bonheur de se retrouver à nouveau dans une pièce chauffée, de pouvoir enfin s’allonger pour dormir sur un sol sec » (Richert, p. 75) ; « Un médecin vint nous examiner, une fois de plus. Je reçus ordre de me coucher immédiatement. Quel plaisir de pouvoir se reposer, déshabillé, sans poux, dans un lit moelleux et propre » (Richert, p. 129). On peut citer encore un des derniers paragraphes du livre du tonnelier : « Revenu au sein de ma famille après des années de cauchemar, je goûte la joie de vivre, de revivre plutôt. J’éprouve un bonheur attendri à des choses auxquelles, avant, je ne faisais nul cas : m’asseoir à mon foyer, à ma table, coucher dans mon lit, chassant le sommeil pour entendre le vent heurter les volets, lutter avec les grands platanes voisins, entendre la pluie frapper inoffensive aux carreaux, contempler une nuit étoilée, sereine, silencieuse ou, par une nuit sans lune, sombre, évoquer les nuits pareilles passées là-haut… » (p. 552). Car le Languedocien et l’Alsacien revinrent au « pays ». Ils avaient eu la chance d’échapper à la mort.
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La mort Louis Barthas et Dominique Richert ont décrit les villages détruits, la mort et les souffrances des animaux : attelages qui s’abattent dans la boue (Barthas, p. 380) ; bestiaux meuglant de terreur dans une étable en feu (Richert, p. 27). « Ah, quelle pitié ! La guerre est mauvaise pour tous, bêtes et gens. » L’Alsacien et le Languedocien participent à des attaques mal préparées qui aboutissent au massacre des assaillants, à des attaques précédées d’un tel matraquage d’artillerie que les défenseurs sont pulvérisés[1]. Les deux hommes connaissent ces fusillades furieuses en pleine nuit, déclenchées parce qu’un guetteur a cru voir bouger quelque chose : « les uns sautent sur le parapet et tirent comme des enragés » (Barthas, p. 95) ; « une fusillade enragée se déchaîna » (Richert, p. 44).
Tout au long de la guerre, les fantassins des deux camps
subissent de terribles bombardements. « Comme les vagues d’un océan en
furie, les rafales de fer et de feu avançaient, reculaient, avançaient
encore, submergeant la cote 304 d’une pluie de mitraille » (Barthas, p.
296). « Soudain, un bruit terrible déchira l’air. Toutes les batteries
allemandes de tout calibre se mirent à bombarder la colline. Les explosions,
les grondements faisaient trembler la terre… » (Richert, p. 99). C’est
parfois l’artillerie allemande qui tire trop court et tue des Allemands (Richert,
p. 24, 50), l’artillerie française qui tue des Français (Barthas, p. 300,
435)[2].
Dans un article sur « Les gueules cassées de 14-18 », Gilles Heuré[3]
cite une phrase de S. Audoin-Rouzeau : « Jamais auparavant, les corps
humains n’avaient été si largement déchiquetés, par arrachement d’une partie
du corps ou par éventration », et l’illustre immédiatement par un passage du
caporal Barthas : « Un autre soldat qui rampait soudain s’élança et tomba au
milieu de nous, mais nous restâmes un instant horrifiés : cet homme n’avait
presque plus de visage, une balle explosive lui avait éclaté dans la bouche,
lui trouant les joues, lui coupant la langue dont un bout pendait, lui
fracassant les mâchoires, et le sang lui coulait en abondance de ces
horribles blessures. On déplia plusieurs paquets de pansements dont on lui
enveloppa ce qui restait de visage pour essayer d’arrêter l’hémorragie […]
Je n’avais pas reconnu un homme de mon escouade, mais est-ce que sa mère
elle-même l’aurait reconnu dans un tel état ? » Passage parmi tant d’autres ! Ni Barthas, ni Richert n’ont « aseptisé » la guerre[1]. Ils en ont montré longuement les horreurs, ainsi que la détresse physique et morale des combattants. « Qui de lui ou de nous était le plus à plaindre ? » demande Barthas en évoquant un camarade tué (p. 194). Et Richert : « Uts, mon camarade ! tu es là, mort dans ton bosquet, mais tu as au moins la misère de la guerre derrière toi à présent ; tu es presque plus heureux que moi » (p. 36). La description des horreurs identiques au milieu desquelles ils ont vécu pendant quatre ans, s’accompagne d’une réflexion identique sur la guerre. [1] Pas plus que Jean Norton Cru, à qui on a cherché une mauvaise querelle parce qu’il a voulu donner quelques explications de bon sens : que les « flots de sang » sont souvent un effet littéraire ; que le sang est souvent absorbé par la terre ; que beaucoup de cadavres n’en offrent pas de trace. Témoins, op. cit., p. 31-32. [1] Distinction bien perçue et exposée par Jean Norton Cru, Témoins, op. cit., p. 27-28. [2] Voir Général Percin, Le massacre de notre infanterie en 1914-1918, Paris, Albin Michel, 1921. [3] Dans Espace social européen, 6-12 novembre 1998, p. 33.
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Leur réflexion sur la guerre
Les manuscrits de Barthas et de Richert témoignent d’une hostilité à la guerre dès le premier jour. Est-ce vraiment à récuser sous prétexte que ce n’est pas la norme ? Je ne le pense pas[1]. Jay Winter admet l’affirmation du tonnelier socialiste[2]. Tout ce que je sais de lui ainsi que les indices dont je dispose pour Richert vont dans le même sens. D’ailleurs, pour la France, il faudrait revenir à la démonstration de Jean-Jacques Becker : l’annonce de la mobilisation dans les campagnes a provoqué majoritairement tristesse et consternation. La douzaine de cahiers d’instituteurs que j’ai moi-même retrouvés dans le département de l’Aude constituent une série limitée, mais qui confirme exactement le corpus réuni en Charente et dans quelques autres départements : « Tout le monde est consterné », c’est l’expression qui revient à Villegly comme à Limousis ; partout, les femmes pleurent. A Pomas, très vite, le maire et l’instituteur, par discours et défilés en musique, changent la résignation en résolution et organisent l’enthousiasme[3]. La plupart ont été emportés et ont consenti à une guerre, défensive et victorieuse, qui allait durer quelques semaines. Quelques-uns ont résisté. Dans le cas de Barthas, c’est parce qu’il avait une forte conscience socialiste et pacifiste, et l’habitude de la réflexion. Richert était plus jeune, mais il semble que son père l’ait encouragé à adopter une attitude réservée (p. 14). Beaucoup d’autres soldats auront dû attendre la découverte de la réalité de la guerre pour la condamner. Richert et Barthas, eux, se verront confortés dans leur sentiment.
[1] Lors d’une autre guerre, on a parlé de « 40 millions de pétainistes » en été 1940. L’étude de Pierre Laborie, L’opinion française sous Vichy, Paris, Seuil, 1990, opère les distinctions nécessaires entre le maréchalisme de sentiment et l’adhésion à la politique du gouvernement de Vichy. Et puis, il y a tous ceux qui restaient favorables à « la République malgré tout », dont la pensée est peu connue parce qu’ils ne pouvaient pas s’exprimer. J’en ai découvert un. Voir « Un bourgeois de province en 1940 : le Journal politique d’Albert Vidal », dans Annales du Midi, n° 199-200, « Les années Quarante dans le Midi », 1992, et Albert Vidal et Rémy Cazals, Le jeune homme qui voulait devenir écrivain, Toulouse, Privat, 1985. Sans doute Albert Vidal était-il hors normes. Mais il existait, et il n’était pas le seul dans ce cas. [2] Jay Winter et Blaine Baggett, 1914-18. The Great War and the Shaping of the 20th Century, London, BBC Books, 1996, p. 233. [3] Voir Jean-Jacques Becker, 1914 : comment les Français sont entrés dans la guerre. Contribution à l’étude de l’opinion publique, printemps-été 1914, Paris, Presses de la Fondation nationale des Sciences politiques, 1977, et La vie des Audois en 14-18, collection « La Mémoire de 14-18 en Languedoc », n° 9, Service éducatif des Archives de l’Aude, 1984.
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Contre le militarisme, contre la guerre Pour les deux fantassins, guerre et militarisme sont liés. Barthas parle du « joug militariste » (p. 15), de la « Terreur militariste » (p. 482), Dominique Richert, des « pauvres victimes du militarisme européen » (p. 109, 231). Le système s’incarne dans quelques officiers brutaux. « Bon débarras » est, pour les poilus, l’oraison funèbre d’un commandant détesté (Barthas, p. 128). « Admettons qu’un jour, au cours d’un affrontement, explique Richert à son supérieur, vous soyez gravement blessé et que vous restiez au sol. Si vous êtes aimé, vos subordonnés ne vous abandonneront certainement pas sur place. Mais si vous êtes détesté, personne ne prendra le risque de vous sauver, et finalement vous aurez une mort misérable » (p. 258). Sans y insister ici, indiquons enfin la condamnation par l’Alsacien et le Languedocien des multiples
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[1] Pas plus que Jean Norton Cru, à qui on a cherché une mauvaise querelle parce qu’il a voulu donner quelques explications de bon sens : que les « flots de sang » sont souvent un effet littéraire ; que le sang est souvent absorbé par la terre ; que beaucoup de cadavres n’en offrent pas de trace. Témoins, op. cit., p. 31-32. [1] Lors d’une autre guerre, on a parlé de « 40 millions de pétainistes » en été 1940. L’étude de Pierre Laborie, L’opinion française sous Vichy, Paris, Seuil, 1990, opère les distinctions nécessaires entre le maréchalisme de sentiment et l’adhésion à la politique du gouvernement de Vichy. Et puis, il y a tous ceux qui restaient favorables à « la République malgré tout », dont la pensée est peu connue parce qu’ils ne pouvaient pas s’exprimer. J’en ai découvert un. Voir « Un bourgeois de province en 1940 : le Journal politique d’Albert Vidal », dans Annales du Midi, n° 199-200, « Les années Quarante dans le Midi », 1992, et Albert Vidal et Rémy Cazals, Le jeune homme qui voulait devenir écrivain, Toulouse, Privat, 1985. Sans doute Albert Vidal était-il hors normes. Mais il existait, et il n’était pas le seul dans ce cas. [1] Jay Winter et Blaine Baggett, 1914-18. The Great War and the Shaping of the 20th Century, London, BBC Books, 1996, p. 233. [1] Voir Jean-Jacques Becker, 1914 : comment les Français sont entrés dans la guerre. Contribution à l’étude de l’opinion publique, printemps-été 1914, Paris, Presses de la Fondation nationale des Sciences politiques, 1977, et La vie des Audois en 14-18, collection « La Mémoire de 14-18 en Languedoc », n° 9, Service éducatif des Archives de l’Aude, 1984
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imposées par certains officiers subalternes, plus ridicules sans doute que terribles, mais qui contribuent à la définition du « joug militariste ». Plus graves, parce qu’elles apportent directement la mort, les méthodes du haut commandement sont stigmatisées. Les deux livres sont remplis d’entreprises insensées, d’ordres stupides donnés par des chefs fous (Richert, p. 26, 49, 75). « Je voudrais bien que celui qui a donné cet ordre l’exécute lui-même », dit Richert (p. 237) ; « On aurait été commandés par des chefs à la solde du Kaiser, vendus à l’ennemi, qu’on n’aurait pas agi autrement pour nous attirer dans un guet-apens et nous faire massacrer », ajoute Barthas (p. 68). Il faut conquérir cette montagne « à tout prix » (Richert, p. 76) ; il faut « attaquer coûte que coûte » (Barthas, p. 67). « En fait, est-ce que ces individus qui lançaient des attaques meurtrières et qui avaient des quantités de morts sur la conscience n’auraient pas mérité mille morts ? », conclut Richert (p. 273). « Dans une telle guerre, combattre c’était surtout servir de cible aux obus et le meilleur chef ce n’était pas le plus habile tacticien mais celui qui savait préserver le mieux la vie de ses hommes » (Barthas, p. 384). La critique générale par les soldats des journalistes bourreurs de crâne, des patriotards de l’arrière, est bien connue. « J’avais lu un jour que nos soldats mouraient pour la patrie le sourire aux lèvres. Quel mensonge impudent ! A qui viendrait l’envie de sourire face à une mort si atroce ? Tous ceux qui inventent ou écrivent des choses pareilles, il faudrait tout simplement les envoyer en première ligne. Là ils verraient vite quelles balivernes ils ont lancées en pâture au public. » Ce passage, qui est de Richert (p. 248) aurait pu être écrit par Barthas et par la plupart des soldats. Le thème revient souvent, au fil des pages de nos deux auteurs[1]. Les cérémonies militaires sont jugées ridicules. Il faut défiler devant des généraux, « barriques bedonnantes, couvertes de décorations » (Richert, p. 114), tandis que Barthas qualifie Joffre de « vieille bedaine » (p. 115), mais, plus tard, quand il a l’occasion de le voir, il lui trouve « un air de bonhomie » (p. 281). Il faut entendre un « charabia patriotique » (Barthas, p. 449). « Tout ce tralala me laissait indifférent », ajoute Richert lorsque, « au son d’une fanfare, une grande-duchesse autrichienne nous distribua des images avec sa photo » (p. 67)[2]. Les allocutions belliqueuses laissent Richert « de glace » (p. 146). Le « boniment patriotique » du chef du 280e régiment d’infanterie française, à la veille d’une offensive, ne soulève aucun enthousiasme : « un silence impressionnant accueillit les dernières paroles du colonel », écrit Louis Barthas (p. 164)[3]. Les deux fantassins, en condamnant la guerre atroce et stupide, découvrent que l’adversaire, lui aussi, est un homme. « On se tue les uns les autres comme des imbéciles », note Richert (p. 234), et Barthas parle « d’hommes qu’une longue communauté de souffrances, de dangers a rapprochés par la force d’un irrésistible instinct de la nature humaine » (p. 361). Les récits de combattants pacifistes ne se livrent pas à une condamnation abstraite de la guerre de façon à occulter les atrocités. Barthas et Richert condamnent la guerre parce qu’elle est atrocité, parce qu’elle est une succession d’atrocités, parce qu’elle est génératrice d’atrocités. Il n’y a pas de guerre propre. Qui a lu Barthas et Richert ne peut les accuser d’avoir « aseptisé » la guerre et la mort. Ont-ils occulté la « brutalité d’individu à individu » ? Si la présence dans les musées de matraques et poignards de tranchée ne prouve rien, Barthas, lui, raconte la distribution de coutelas en septembre 1915. Avec son sens des nuances, il note successivement : son hostilité personnelle à ces « armes d’assassins » ; l’indifférence toute administrative du sous-officier chargé de les répartir dans les escouades, qui obéit aux ordres sans se poser de questions ; l’attitude de « la plupart » des soldats qui se débarrassent des poignards ; la tartarinade du sous-lieutenant Malvezy qui choisit « le plus gros couteau et le portait ostensiblement accroché à son ceinturon » (p. 165) mais qui semble ne s’en être jamais servi. Oui, il y a eu vraisemblablement des « nettoyeurs de tranchées », conscients de ce qu’ils faisaient. Oui, des soldats plus ordinaires ont achevé des blessés à l’arme blanche, mais c’était par peur et excitation et non par une froide haine raciale produite par une « culture de guerre » qui aurait été une sorte de moule identique pour tous. Quelquefois, on a achevé des blessés ; quelquefois on a sauvé et soigné des blessés. En rapportant l’ordre donné par le général de brigade Stenger en août 1914 (« Aujourd’hui on ne fait pas de prisonniers. Les blessés et les prisonniers doivent être abattus »), Dominique Richert écrit que, si certains s’en sont réjoui et ont obéi à l’ordre, de façon sadique, « la plupart des soldats restèrent abasourdis et sans voix ». Lui-même a soigné un blessé et conseillé, par gestes, à quelques autres Français de faire « semblant d’être morts ». Richert donne du café à un blessé français (p. 22), Barthas donne de l’alcool de menthe à un blessé allemand (p. 177)… Je ne multiplierai pas les exemples, mais je tiens à citer le cas de Fernand Tailhades, ouvrier, simple soldat au 343e RI. Dans la nuit du 6 au 7 juillet 1915, dans les Vosges, une attaque emporte sa tranchée. Il est blessé. Les Allemands l’entourent. L’un d’eux fonce sur lui, baïonnette en avant. Il croit sa dernière heure arrivée. Mais un autre ennemi intervient et fait dévier l’arme. Tailhades est prisonnier. Celui qui l’a sauvé le conduit vers l’arrière. On le panse, on lui offre à boire. On l’appelle « Camarade ». En le quittant, son sauveteur lui donne son adresse, et repart « pour aller, peut-être, laisser sa vie à l’endroit où il m’avait sauvé la mienne »[1]. Jay Winter signale qu’il y eut un total de huit millions de prisonniers pendant la Grande Guerre, qui n’avaient donc pas été achevés[2]. L’historien américain Len Smith évoque les trêves tacites comme un phénomène endémique dans la guerre de tranchées[3]. Le tonnelier languedocien en donne des exemples. « Que de milliers de plus de victimes n’y aurait-il pas eu sans cet accord tacite dicté non par nos chefs mais par la raison et le bon sens ! » La raison et le bon sens voulaient qu’on n’en rajoute pas… Angelika Tramitz écrit dans sa préface au livre de Richert que celui-ci ne découvre pas soudain en lui « un Urmensch meurtrier qui change sa personnalité ». On peut dire la même chose de Barthas. [1] Ils m’appelaient tout le temps « Camarade », récit de Fernand Tailhades, Carcassonne, FAOL, collection « La Mémoire de 14-18 en Languedoc », 1980, p. 30-35. La dernière phrase citée vaut plus que bien des pages d’écrivains professionnels. Le nom de l’Allemand était vraisemblablement Richart Binder, de Münster. [2] Je ne suis pas d’accord avec plusieurs affirmations de Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker, dans leur contribution, « Violence et consentement : la « culture de guerre » du premier conflit mondial », à l’ouvrage collectif dirigé par Jean-Pierre Rioux et Jean-François Sirinelli, Pour une histoire culturelle, Paris, Seuil, 1997, p. 251-271. L’information donnée par Jay Winter est à la page 242 du BBC Book déjà cité. [3] Leonard V. Smith, Between Mutiny and Obedience. The Case of the French Fifth Infantry Division during World War 1, Princeton University Press, 1994, p. 90. [1] Dans la citation de Richert, il faut remarquer aussi l’expression « nos soldats ». Comme on l’a dit plus haut, il est dans le camp allemand. S’il s’oppose au militarisme et à la guerre, c’est en tant qu’homme et non en tant que francophile. [2] On sait que les aventures du Brave Soldat Chvéïk sont caricaturales. Mais, à lire les témoins, on ne peut s’empêcher de remarquer que Hasek n’exagère pas beaucoup lorsqu’il évoque la distribution de cartes postales patriotiques à la place de salami, ou celle du texte de l’Ave Maria en toutes les langues de l’Empire austro-hongrois, avec ce qu’il en advint fatalement (Jaroslav Hasek, Dernières aventures du Brave Soldat Chvéïk, traduction française, Paris, Gallimard, 1980, p. 50 et 212). Voir la communication de Patrick Ourednik, « L’encombrant soldat Chvéïk », dans Traces de 14-18, op. cit., p. 85-90. [3] J’ai retrouvé le carnet d’un autre combattant du 280e, qui note au même moment : « Un silence triste suivit la fin de son allocution » (Léopold Noé, Nous étions ennemis sans savoir pourquoi ni comment, Carcassonne, FAOL, collection « La Mémoire de 14-18 en Languedoc », n° 3, 1980, p. 30). Le carnet de Noé est beaucoup plus mince que le témoignage de Barthas, mais les faits rapportés et les sentiments exprimés sont les mêmes.
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[1] Dans la citation de Richert, il faut remarquer aussi l’expression « nos soldats ». Comme on l’a dit plus haut, il est dans le camp allemand. S’il s’oppose au militarisme et à la guerre, c’est en tant qu’homme et non en tant que francophile. [1] On sait que les aventures du Brave Soldat Chvéïk sont caricaturales. Mais, à lire les témoins, on ne peut s’empêcher de remarquer que Hasek n’exagère pas beaucoup lorsqu’il évoque la distribution de cartes postales patriotiques à la place de salami, ou celle du texte de l’Ave Maria en toutes les langues de l’Empire austro-hongrois, avec ce qu’il en advint fatalement (Jaroslav Hasek, Dernières aventures du Brave Soldat Chvéïk, traduction française, Paris, Gallimard, 1980, p. 50 et 212). Voir la communication de Patrick Ourednik, « L’encombrant soldat Chvéïk », dans Traces de 14-18, op. cit., p. 85-90. [1] J’ai retrouvé le carnet d’un autre combattant du 280e, qui note au même moment : « Un silence triste suivit la fin de son allocution » (Léopold Noé, Nous étions ennemis sans savoir pourquoi ni comment, Carcassonne, FAOL, collection « La Mémoire de 14-18 en Languedoc », n° 3, 1980, p. 30). Le carnet de Noé est beaucoup plus mince que le témoignage de Barthas, mais les faits rapportés et les sentiments exprimés sont les mêmes
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Consentement, contrainte, engrenageEn remarquant, dans l’interprétation de l’attitude des soldats de la Grande Guerre, « the balance between coercion and consent », Jay Winter ajoute que, récemment, les partisans du consentement ont eu tendance à l’emporter[1]. Qu’apportent les deux témoignages qui nous occupent ? La réponse demande l’examen préalable de la définition du mot « consentement ». Dans le Nouveau Larousse illustré en 7 volumes paru dans les toutes premières années du XXe siècle, et donc en usage en 1914, le mot signifie adhésion, acquiescement, approbation. Les exemples donnés laissent clairement entendre que, pour qu’il y ait consentement, il faut que le choix existe. D’autres dictionnaires insistent, d’un côté, sur le fait que l’acte doit être libre, total et réfléchi, et, de l’autre côté, étendent le sens jusqu’à résignation et soumission. Il s’agit donc d’un mot ambigu. Peut-être cette ambiguïté est-elle intéressante parce qu’elle permet de « ratisser large ». Mais je trouve gênante cette différence de sens entre « adhérer à » et « se soumettre parce qu’on ne peut faire autrement ». Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker écrivent : « Certes, la plupart [des combattants] ont d’abord subi, obéi à la contrainte, « tenu », faute de pouvoir faire autrement »[2]. Mais leur texte porte en titre « consentement » et non « soumission » ou « contrainte », et il choisit clairement le sens de l’adhésion. Les livres de Barthas et de Richert ne laissent voir aucun signe d’adhésion. Par contre, ils nous renseignent abondamment sur la contrainte qui pèse sur les soldats. Le tonnelier remarque que chacun souffre en silence parce que, « pris dans les dents terribles d’un formidable engrenage, il serait broyé à la moindre tentative de velléité de révolte » (p. 168). Il évoque « l’inutilité de récriminer contre une fatalité implacable » (p. 376) et il a même conscience que les Allemands « faisaient la guerre comme nous, contraints et forcés » (p. 388). Richert lui donne raison. A plusieurs reprises, il évoque la contrainte (p. 22, 74, 232). « On ne pouvait rien y changer, écrit-il. Si on refusait d’obéir, on était tout simplement fusillé. Si on obéissait, on risquait aussi d’être tué, mais avec une chance de s’en sortir » (p. 225). En quoi consistait cette contrainte ? Quels en étaient les moyens ? Le capitaine avec son revolver ? Lors d’une attaque, décrite par Richert, il est dit clairement : « Les officiers nous firent sortir de la tranchée revolver au poing » (p. 49)… Pour faire transporter un blessé, Barthas court vers son adjudant qui, croyant qu’il se débinait, braque sur lui son revolver (p. 131)… Mais, la contrainte, c’est beaucoup plus que cela, c’est tout le système militaire dans lequel chacun est pris. Au cours de ce colloque, Frédéric Rousseau a abordé cet aspect. Je me contenterai de poser ici la question de savoir si toute une structure militaire « plus en arrière » ne joue pas le rôle de force de contrainte, en plus des gendarmes[3]. Cette colonne de cavalerie, encore montée en 1917, qui vient entourer un bataillon d’infanterie peu sûr (Barthas p. 474), d’où sort-elle ? A quoi était-elle destinée ? A attendre l’offensive décisive et la poursuite, ou bien à réprimer tout éventuel mouvement ? Et ces dragons, restés quasiment à la caserne, cités par Jean Norton Cru[4] dans sa notice sur Henriot, à quoi servaient-ils ? Y avait-il d’autres cas identiques ? Cela mériterait d’être étudié. La contrainte, enfin, c’est tout le système social, l’encadrement, « la censure et la propagande qui brouillent à dessein la réalité de la guerre » pour les civils[5]. Parmi ces derniers, les notables, ainsi préparés, fixent la norme. Il y a d’excellentes pages là-dessus dans la thèse de Jules Maurin, et je voudrais rappeler le cas de l’ancien combattant F.G., qu’il a interviewé : ce soldat tient un journal de route pour ne rien oublier ; il a l’intention de le faire lire à sa femme ; et puis, de retour, il ne le montre pas car « elle n’aurait pas compris, elle lisait les journaux »[6]. Un aspect important de la norme, c’est la nécessité d’obéir, et il y a chez les soldats une propension à la soumission. Richert, décoré, dit : « Je n’avais rien accompli de particulier, sinon fait mon service comme je devais le faire » (p. 173). Il se met en rage quand il est puni de manière injuste : « C’était la première punition que je recevais en presque deux ans de service » (p. 83). Barthas se sent blessé lorsque, cassé de son infime grade de caporal auquel il ne tient pas, il apprend que le motif porte ces mots : « Ce caporal donne le mauvais exemple » (p. 253). Le devoir… Mais, comme le remarque Modris Eksteins, avec le temps qui passe, « le champ du devoir se rétrécit »[7]. J’ai évoqué plus haut le petit groupe de camarades de Richert, l’escouade minervoise de Barthas. Ce dernier, à propos d’un blessé évacué vers l’arrière, remarque : « L’escouade perdait en lui un soldat posé, réfléchi, sur lequel on pouvait compter en toute circonstance ; robuste et vaillant, c’était un rude travailleur » (p. 138). Devenu sous-officier, Richert affirme : « Je considère de mon devoir de ramener mes gens sains et saufs » (p. 243). Avaient-ils un autre choix que la résignation ? La révolte collective ? Mais on a peur des conséquences immédiates en cas d’échec (Barthas, p. 473). Il faudrait que la révolution soit internationale, mais on sait que la tentative de s’opposer à la guerre en 1914 a échoué. « C’est avant qu’il fallait voir clair », dit le tonnelier socialiste à ses hommes (p. 129). Ajoutons que, du côté français, le fait de pouvoir (relativement) exprimer des revendications en citoyens sous l’uniforme a pu constituer un frein à un éventuel mouvement révolutionnaire. Jay Winter et Len Smith sont de cet avis[8]. Le cas de Barthas leur donne raison lorsqu’on le voit écrire à ministre et à député, au nom de ses camarades, rédiger un manifeste à transmettre aux chefs, protestant contre le retard des permissions… Pouvait-il y avoir révolte individuelle ? Il y a d’abord celle de Richert, la désertion, qu’il met en pratique tardivement parce que c’est dangereux. L’ennemi peut vous prendre pour un auteur de coup de main et vous tuer. D’autre part, on va être condamné à mort par les autorités de son propre camp, ce qui est arrivé à Richert (p. 273). Dans la « nomenclature alphabétique des crimes et délits militaires et peines y attachées » qui figure dans les livrets militaires de mes deux grands-pères qui ont fait la guerre de 14-18, Maximin Cazals et Auguste Ourcet, la peine pour le crime de « désertion à l’ennemi » est la « mort avec dégradation militaire ». En admettant même qu’on réussisse à échapper à cette peine, déserter c’est abandonner sa femme, ses enfants, son village et la bonne réputation qu’on peut y avoir gagnée, c’est devenir un hors-la-loi, c’est exposer sa famille à toutes sortes de vexations et de pressions[9]. Barthas décrit la désertion d’un soldat languedocien, menacé de mort par un officier pour fraternisation avec l’ennemi, à qui il ne restait donc pas d’autre solution pour sauver sa vie (p. 216-217). Après la guerre, le tonnelier allait intervenir auprès de son député pour qu’on reconnaisse au déserteur des circonstances atténuantes. Se laisser capturer peut aussi présenter quelque danger, mais résister à outrance serait pire. Barthas écrit en mai 1917 : « Exaspérés, désespérés, des hommes se rendirent aux Allemands et des Allemands se rendirent aux Français » (p. 468). Une fois le premier moment d’appréhension passé, les prisonniers montrent leur joie. Auront-ils plus tard l’intention de revenir prendre part au combat ? Nos deux témoins n’abordent pas cette question. En toute logique, on peut admettre que la situation de captivité soit propice à une forte hostilité envers les ennemis et que certains aient tenté l’évasion pour continuer à se battre[10]. Mais il faudrait savoir si toutes les évasions avaient clairement cet objectif. Enfin, il y a ceux qui sont restés, bien contents d’être à l’abri du carnage. Charles Gueugnier, prisonnier au camp de Merseburg, a même signalé dans ses carnets, à la date du 18 mai 1918, qu’un groupe de Français, « craignant d’être échangés » avaient « écrit à la Kommandantur de ne vouloir partir qu’à la fin de la guerre ». Plus loin, il a précisé : « certains sont heureux de ne pas rentrer en France craignant toujours de remettre ça »[11]. Il y a la « blessure heureuse ». On peut la subir, recevoir une « providentielle balle » à une jambe (Barthas, p. 185). On peut la rechercher : « la plupart d’entre nous levaient leurs mains au-dessus de la neige dans l’espoir de se faire blesser pour être renvoyés à l’arrière » (Richert, p. 74). On peut se l’infliger (Richert, p. 221 ; Barthas, p. 182). Dominique Richert avoue s’être caché à trois reprises au moment d’attaques qui s’annonçaient meurtrières (p. 93, 108, 110) et une fois même il s’est enivré pour ne pas attaquer (p. 229). Les témoignages de l’Alsacien et du Languedocien signalent des ordres non exécutés, des patrouilles fictives qui n’ont été effectuées que sur le papier des rapports (Barthas, p. 288 ; Richert, p. 85), rejoignant ainsi l’étude très poussée de Len Smith sur la 5e Division d’infanterie « originaire » de Normandie, et l’information donnée dès 1929 par Jean Norton Cru [12]. Une autre idée à creuser : n’y avait-il pas, dans l’armée, en plus des authentiques embusqués, ceux que l’on pourrait appeler des semi-embusqués, bénéficiant d’une planque relative et qu’ils ne tenaient surtout pas à perdre pour éviter une situation pire ? « Autour des PC des commandants et des capitaines, écrit Barthas, on voyait de plus en plus des gars solides et jeunes pour la plupart remplir de vagues fonctions de plantons, de cuisiniers, ordonnances, signaleurs, ravitailleurs, tailleurs, coiffeurs, etc., tous flattant, se courbant devant les officiers, ces nouveaux seigneurs du XXe siècle qui en échange les tiraient de la première zone du premier cercle de ce nouvel enfer de Dante : les tranchées » (p. 327). Il arrive à Richert de se trouver avec ses hommes dans un coin si tranquille qu’il écrit : « Nous souhaitions tous pouvoir attendre ici la fin de la guerre » (p. 145). Ailleurs, affamé et ayant l’intention de voler des pommes, il cherche la complicité de la sentinelle qui lui répond : « Il n’y a rien à faire ; si je suis attrapé, on m’enverra dans les tranchées et je ne voudrais pas perdre ma belle planque à l’état-major de la division à cause de toi » (p. 176). Enfin, j’ai noté la propension à se porter volontaire pour toutes sortes de stages qui éloignent du front. Richert entend qu’on demande vingt hommes pour aller apprendre à utiliser une mitrailleuse : « Je fus l’un des premiers à bondir en avant, car je pensais que, quoi qu’il arrive, cela valait mieux que d’aller au front » (p. 136). Barthas entend parler d’un stage de formation d’instructeurs et se présente immédiatement : « C’était une planche de salut, c’était trois ou quatre mois assurés, loin des coups, des mauvais coups » (p. 545)[13]. Il me semble qu’ici, et dans tous les cas précédents, on peut noter un fort consentement (au plein sens du terme) à se soustraire au combat[14].
ConclusionsEn lisant les témoignages de Louis Barthas et de Dominique Richert, nous avons rencontré deux soldats qui ont fait presque toute la guerre de 1914-1918. Ce qui les sépare : leur âge et leur origine géographique différente qui les conduit à combattre dans deux armées ennemies. Ce qui les rapproche : leur même origine populaire, leur niveau d’études, leur appartenance à l’infanterie, leur petit grade. Mais aussi leur talent d’écrivain et l’effort qu’ils se sont imposé, n’étant pas des professionnels de l’écriture, pour rédiger des manuscrits, non destinés à la publication, mais qui ont pu faire des livres de 550 et 280 pages. Dans ces textes, ils montrent qu’ils savent décrire la guerre au ras de la tranchée et, en même temps, qu’ils sont capables de réflexion de bon niveau. De nombreux passages des deux auteurs sont interchangeables, on l’a vu. Il en émane un fort parfum d’authenticité. Certes, toute mémoire est reconstruction, mais ne peut-on distinguer une reconstitution honnête, celle de Barthas et de Richert, d’une falsification ? Les deux combattants n’appartiennent absolument pas à cette catégorie annoncée par Annette Becker : ceux qui, pendant la guerre, auraient « vécu le plus souvent dans le consentement exalté » et qui seraient passés ensuite « à un pacifisme douloureux »[15]. Le tonnelier audois et le paysan alsacien, tels qu’ils apparaissent dans leur témoignage fortement authentique, sont-ils représentatifs ? Dans son intervention au colloque Traces de 14-18, Pierre Barral écrit que le tonnelier de Peyriac « exprime avec exactitude ce que ses camarades ressentent confusément sans savoir le formuler »[16]. Dans sa préface à l’édition française, Angelika Tramitz écrit que Richert rend « la parole à tous ses frères d’armes, vainqueurs comme vaincus, devenus muets après la guerre ». Les nombreuses réactions suscitées par le livre de Barthas, provenant d’anciens combattants ou de leurs familles, tournent autour de la formule : « Vous voulez savoir ce qu’était la guerre de 14-18 ? Voyez ce qu’écrit Barthas. Tous disaient la même chose ». Je ne veux cependant pas me risquer à une théorie globalisante. Voici un autre personnage qui m’a beaucoup intéressé, à qui j’ai consacré une biographie et pour lequel j’ai une grande sympathie : Albert Vidal[17]. De famille bourgeoise, il est commerçant en laines et peaux à Mazamet (mais il aurait souhaité devenir écrivain) ; en 14, célibataire, il a 35 ans, comme Louis Barthas et Jean Norton Cru. Réformé, il veut s’engager mais il est éliminé lors d’une visite médicale. Il écrit aux autorités militaires en certifiant qu’il peut se rendre utile en conduisant une automobile, qu’il se propose même de fournir. Pas de réponse. Il décide alors de demander une nouvelle visite, de ne pas s’y présenter et, ainsi, de se faire prendre « bon absent ». Il va conduire des camions en Lorraine, à Verdun, puis en Grèce, en Italie et à nouveau en France en 1918. Un des premiers jours, il arrive à deux cents mètres d’un endroit bombardé, il admire les « vrais guerriers » qui n’y attachent pas d’importance et, réaction typique d’intellectuel de l’arrière qui approche du danger, il s’exclame, dans son journal personnel : « Des imbéciles, dont hier je faisais partie, ne voient dans la guerre qu’un fléau de l’humanité. Aujourd’hui, je me demande si elle n’est pas un bienfait du ciel » qui serait destiné à régénérer l’âme française. Le temps passant, il abandonnera ces abstractions vaines, et se mettra à décrire concrètement l’irresponsabilité de l’administration militaire, les abus innombrables des officiers. Il finira la guerre avec la haine du militarisme, mais restera fier d’avoir fait son devoir, d’avoir défendu la République française, car il était aussi un farouche républicain, futur adversaire de toutes les dictatures. Albert Vidal n’a pas réagi comme Louis Barthas. Mais Albert Vidal n’était pas Louis Barthas, et il n’a pas connu la guerre des tranchées. Il est bon de « rendre compte de la logique et de la signification de ces expériences dans leur singularité », de « reconstituer un espace des possibles – en fonction des ressources propres à chaque individu ou à chaque groupe à l’intérieur d’une configuration donnée » ; il faut amener « sur le devant de la scène, auparavant tout occupée par l’activité interprétative du chercheur, les capacités et les efforts de déchiffrement du monde des acteurs du passé »[18]. S’il ne faut pas généraliser dans le sens du refus, il ne faut pas non plus établir de théorie globalisante du consentement. D’abord, un choix véritable n’existait pas. Exprimer son refus était presque impossible, en dehors de son carnet personnel. Bien sûr, si on prend le terme « consentement » dans les multiples sens du mot, on peut admettre que ces sens, différents les uns des autres, couvrent assez bien l’éventail des possibles : acceptation consciente de la guerre ; sens du devoir (envers la France ? la République ? le petit groupe de camarades ?) ; soumission (« the human capacity to adapt and endure », dit Len Smith ; « faire le dos rond », dit Jules Maurin) ; automatisme anesthésiant. Encore ne faudrait-il pas coller une étiquette sur chaque individu. Mais tout cela est-il bien nouveau ? L’historien doit se pencher sur le concret, sur les carnets inédits de simples soldats, en évitant de faire une part trop grande à la prose d’intellectuels qui se regardaient écrire. Il ne faut pas se contenter d’étiquettes, encore moins rejeter, disqualifier ce qui ne correspond pas à ces étiquettes. Pour finir sur un exemple, on appréciera la richesse de ce bref dialogue rapporté par le tonnelier Barthas (p. 129-130) :
- Ah, si nous n’étions pas tous des lâches, fit une voix connue, celle de Terrisse, ceux qui la veulent la guerre viendraient ici à notre place. Nous verrions, alors ! - C’est trop tard, dis-je à mon tour, c’est avant qu’il fallait voir clair. Que ceux qui en réchapperont se souviennent, au moins. - Et toi, me dit Ferrié, toi qui écris la vie que nous menons, au moins ne cache rien, il faut dire tout. - Oui, oui, tout, tout. Nous serons là pour témoins, on ne crèvera pas tous peut-être, appuyèrent les autres. - Ils ne nous croiront pas, dit Mondiès, ou bien ils s’en foutront…
Rémy Cazals, Université de Toulouse Le Mirail
Compléments : - Une nouvelle édition de Témoins de Jean Norton Cru a paru en 2006 aux Presses universitaires de Nancy, avec un important appareil critique préparé par Frédéric Rousseau. - Une autre étude comparative franco-allemande : Eckart Birnstiel et Rémy Cazals (éd.), Ennemis fraternels 1914-1915. Hans Rodewald, Antoine Bieisse, Fernand Tailhades. Carnets de guerre et de captivité, Toulouse, PUM, 192 p. - Pour un développement des positions exposées ci-dessus : Rémy Cazals, « 1914-1918 : oser penser, oser écrire », dans Genèses, n° 46, mars 2002, p. 26-43, et Les mots de 14-18, Toulouse, PUM, 2003. - Deux sites : www.crid1418.org et http://dominique.richert.free.fr
[1] Dans le BBC Book déjà cité, p. 210, ouvrage qui consacre cinq pages à Louis Barthas, p. 233-235 et 238-239. [2] Dans « Violence et consentement… », op. cit., p. 268. [3] Barthas signale le cas de gendarmes pendus en représailles par des poilus (p. 351), ce qui est confirmé par d’autres témoignages et constitue un exemple d’extrême violence produite par l’exaspération. [4] Témoins…, op. cit., p. 162. [5] Modris Eksteins, Le Sacre du Printemps. La Grande Guerre et la naissance de la modernité, traduction française, Paris, Plon, 1991, p. 272. [6] Jules Maurin, Armée - Guerre - Société, op. cit., p. 673 et plus largement p. 663-678. [7] Le Sacre du Printemps…, op. cit., p. 214. [8] Jay Winter et Blaine Baggett, 1914-18. The Great War…, op. cit., p. 239 ; Leonard V. Smith, Between Mutiny and obedience.., op. cit., p. 258. [9] Voir Yves Pourcher, Les jours de guerre. La vie des Français au jour le jour 1914-1918, Paris, Plon, 1994, réédité en collection de poche, Hachette-Pluriel, 1995 (chapitre « La montagne refuge », en particulier p. 431). [10] Voir Annette Becker, Oubliés de la Grande Guerre. Humanitaire et culture de guerre 1914-1918. Populations occupées. Déportés civils. Prisonniers de guerre, Paris, Editions Noêsis, 1998. [11] Les carnets de captivité de Charles Gueugnier 1914-1918, présentés par Nicole Dabernat-Poitevin, Toulouse, Accord édition, 1998, p. 211 et 214. [12] Between Mutiny…, op. cit. (les combattants imposent leurs limites à la violence commandée), et Témoins…, op. cit. (ordres non exécutés). [13] Je ne l’avais pas remarqué auparavant, mais je le fais en préparant ce texte : le départ en stage va avoir lieu le 8 septembre 1918 ; quand il parle de rester loin du front pendant trois ou quatre mois, cela prouve bien qu’il écrit sur le moment ; il ignore que l’armistice interviendra le 11 novembre. [14] Sans aller jusqu’au cas d’André Brusson, fils d’industriel, qui commence la guerre dans la cavalerie, passe dans l’artillerie lourde, puis dans l’aviation où il apprend à piloter. Renvoyé pour ses frasques, il se porte immédiatement volontaire pour apprendre à conduire des tanks, et revient sur le front en septembre 1918. Voir Philippe Delvit, Rémy Cazals, Jean-Loup Marfaing, Gérard Brusson, La chanson des blés durs. Brusson Jeune, 1872-1972, Toulouse, CAUE de la Haute-Garonne et Loubatières, 1993. [15] Annette Becker, Oubliés de la Grande Guerre…, op. cit., p. 17. Notons ici que le mot « consentement », dont on connaît l’ambiguïté, est précisé par le qualificatif « exalté ». [16] Pierre Barral, « Les cahiers de Louis Barthas », dans Traces de 14-18, op. cit., p. 23. [17] Le jeune homme qui voulait devenir écrivain, op. cit. Sur la guerre de 14-18, p. 165-184. Voir aussi, p. 93-103, sa nouvelle, « l’Allemande », très intéressante pour l’étude des représentations. [18] Expressions de Jacques Revel (p. 12 et 25) et de Bernard Lepetit (p. 79) dans Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expérience, Paris, Hautes Etudes-Gallimard-Le Seuil, 1996, sous la direction de J. Revel.
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